Vivre et construire son identité |Magazine ARTISET | 1-2024

ARTISET 01 I 2024 31 En Suisse, des dizaines de milliers de personnes ont subi des mesures de coercition à des fins d’assistance et des placements extrafamiliaux qui ont eu un impact décisif sur leur vie et celle des générations suivantes. Un groupe de recherche a étudié les répercussions de ces mesures sur la deuxième génération et montre comment les enfants font face au vécu de leurs parents. Salomé Zimmermann En Suisse, jusque dans les années 1980, d’innombrables enfants et jeunes ont été placés dans des fermes pour servir de main-d’œuvre bon marché, dans des établissements d’éducation et autres institutions ou dans des familles d’accueil. Ces mesures de coercition à des fins d’assistance et placements extrafamiliaux décidés par les autorités ont causé de grandes souffrances, injustices et stigmatisations à de nombreuses personnes, qui luttent aujourd’hui encore contre les séquelles. Que se passe-t-il lorsque ces personnes deviennent à leur tour parents? Quel est l’impact sur les générations suivantes? Le projet de recherche intitulé «De génération en génération: narration familiale dans le contexte de l’assistance et de la coercition» a été consacré aux répercussions de ces mesures sur la deuxième génération. La professeure Andrea Abraham a dirigé l’étude, en collaboration avec plusieurs de ses collègues du Département Travail Social de la Haute école spécialisée bernoise. Vivre et survivre «Nous nous sommes entretenus avec vingt-sept personnes nées entre 1940 et 1990 dont le père ou la mère, voire les deux, ont été placés de force ou internés par décision administrative», indique Andrea Abraham. Ces personnes d’âges différents ont toutes vécu des expériences très douloureuses durant leur enfance. «Nous voulions savoir quels liens les enfants perçoivent entre le passé de leurs parents et leur propre vie et comment ils y font face», explique-t-elle pour résumer le but de l’étude qualitative qui repose sur des entretiens biographiques et narratifs et qui est intégrée au Programme national de recherche «Assistance et coercition» (PNR 76). Ces dix dernières années, de nombreuses études ont mis en évidence la manière dont les personnes directement concernées par des mesures de coercition à des fins d’assistance ont vécu ces expériences et y ont survécu, ainsi que les effets des systèmes de punition rigides, de la dévalorisation, des abus, de l’isolement, de la solitude et de la peur. Ces personnes se sont fait entendre et ont raconté leur histoire sous différentes formes: autobiographies, portraits, documentaires, photos, pièces de théâtre ou œuvres d’art. Le vaste travail de mémoire sur les mesures de coercition à des fins d’assistance a commencé en 2013, lorsque le Conseil fédéral a présenté ses excuses officielles. «Mais jusqu’à présent, la voix de la deuxième génération n’a pas été entendue. Nous voulions combler cette lacune», affirme Andrea Abraham. Elle explique que la notion de «deuxième génération» et les recherches menées à ce sujet s’inspirent des expériences et des travaux de mémoire des victimes de l’Holocauste. Leur descendance a davantage recouru à la thérapie et, peu à peu, il est devenu évident qu’elle était elle aussi fortement marquée par les horreurs que leurs parents ont subies. Identification aux expériences des parents Andrea Abraham et ses collègues ont écouté des récits de vie bouleversants lors de longs entretiens biographiques. Quelle est la principale conclusion de l’étude sur les enfants des personnes concernées par des mesures de coercition à des fins d’assistance? Les filles et les fils prêts à en parler ont vécu, comme leurs parents, une enfance difficile, voire dévastatrice. Néanmoins, ils ont aussi relevé la force que leurs parents avaient développée en réaction. «Lors de nos entretiens, il est apparu clairement que les enfants ont vécu des souffrances qu’ils attribuent aux expériences de leurs parents», explique Andrea Abraham. Les enfants ont ainsi parlé de relations conflictuelles et violentes avec leurs parents, de transgressions des limites, de manque d’amour et de grands tabous. Sur les vingt-sept personnes interrogées, six ont même été elles-mêmes placées dans À la une

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