ARTISET 03 I 2022 33 d’appartenance aussi. Est-ce le reflet du quotidien d’un foyer? Dans la réalité, ces tensions existent, mais pas en permanence. La violence aussi, et elle est même parfois bien pire que cela. C’est d’ailleurs ce que nous racontons dans les rencontres avec le public après la projection du film: nous connaissons ces situations, mais pas avec une telle intensité. Des personnes se sont exprimées pour dire qu’il ne fallait pas diffuser ce film car il donnerait une mauvaise image du métier. D’autres voix, plus nombreuses, estiment qu’il fait honneur au métier. Moi aussi, je trouve qu’il lui fait honneur. Il montre l’engagement des équipes, sans cacher la fatigue, l’épuisement et l’impuissance. Et sans oublier les moments plaisants et joyeux. Le film illustre bien aussi la difficulté des éducatrices et éducateurs à adopter la bonne distance avec les jeunes: être assez proche pour leur donner l’affection et la protection qu’elles n’ont pas reçues, mais pas trop proche pour rester dans un rôle professionnel. Sur le terrain, on est effectivement toujours tiraillé entre les deux. L’équipe doit se mettre d’accord sur une posture à adopter, mais n’y arrive pas toujours. Le film le montre bien, d’ailleurs. Nous avons chacune et chacun notre histoire, nos valeurs, nos croyances. Ces différences peuvent créer des tensions assez fortes dans certaines équipes. Lors des colloques, avant de parler des jeunes, on devrait, peut-être, parler de nous, de notre «météo intérieure». Travailler auprès de ces jeunes confronte à ses propres contradictions et implique une continuelle remise en question. Comment durer dans ce métier? Mon expérience m’a donné des outils qui m’ont permis de durer. L’honnêteté émotionnelle en est un, qui implique de faire un travail sur soi et de reconnaître ses propres limites, quitte à se demander si on peut continuer à faire ce travail. J’ai aussi compris que, quelle que soit la personne, je communique à la hauteur des yeux. Cela incite au respect mutuel. Je me suis aussi inspirée de la discipline positive. Quand on s’occupe d’un enfant, par exemple, il faut faire preuve tout à la fois de fermeté et de bienveillance: «Je t’aime et ma réponse est non», c’est tout. Enfin, j’ai aussi beaucoup réfléchi aux travaux de Maslow et Adler, qui placent dans la pyramide des besoins humains fondamentaux l’appartenance, la participation et l’utilité. Dans ma vie professionnelle, je me suis promis de ne jamais toucher à ces valeurs-là, quelle que soit la personne en face de moi. Claudia et Lora: que se sont-elles apporté mutuellement? Par son expérience, Claudia a apporté à Lora une certaine sérénité, elle lui a appris à oser dire les choses, à ne pas être choquée par ce qu’elle voit et entend. Lora a permis à Claudia de montrer qui elle est. J’ai eu beaucoup de peine à me voir à l’écran et d’apprivoiser mon image. J’ai aussi dû apprendre à accepter les compliments, sans minimiser mon rôle. En cela, j’ai gagné en estime pour la personne que je suis. Est-ce que cette expérience a changé votre regard sur l’accompagnement des jeunes en difficultés? Pas vraiment. Je pense que nous étions pleinement en accord avec notre pratique. En revanche, j’encouragerais davantage les jeunes à expérimenter des projets culturels, artistiques et autres aventures qui permettent l’expression et favorisent l’intégration. Qu’ils osent être fiers d’eux. J’ai vu combien l’expérience du film a fait du bien aux filles qui ont connu la vie en foyer, comment cela les a construites. Le film a obtenu de nombreux prix. Vous-même avez remporté le Quartz de la meilleure actrice. Quel est la suite pour vous? Je ne prévois rien. Je vais encore accompagner le film dans diverses manifestations y compris dans le domaine du travail social. UN PROJET DE TRAVAIL SOCIAL «La Mif» est le troisième projet de fiction du Genevois Fred Baillif, cinéaste autodidacte, qui fut également basketteur professionnel et travailleur social diplômé. Sorti sur les écrans au début de cette année, le film a remporté de nombreux prix, dont trois aux Prix du cinéma suisse: le Quartz de la meilleure actrice à Claudia Grob, le Prix du meilleur montage à Fred Baillif, et le Prix du meilleur second rôle féminin à Anaïs Uldry. L’action se joue au cœur d’un foyer d’accueil où des adolescentes vivent avec leurs éducatrices et éducateurs. Elles retrouvent une nouvelle famille, une communauté qu’elles n’ont jamais connue auparavant. Les crises et les conflits sont inévitables. Lorsqu’un fait divers met le feu aux poudres, c’est tout un système sclérosé et rétrograde qui se révèle au grand jour. Les scènes transmettent beaucoup d’émotions fortes et alternent entre tensions, désaccords, humour et bienveillance. La plupart des scènes se déroulent dans une vraie maison d’enfants, un lieu qui a permis de travailler avec des actrices et acteurs naturels, dans un environnement qui leur était familier. «Quand je jouais au basket, (…) mon rôle était d’aider mes coéquipiers à mieux jouer. C’est exactement ce que j’essaie de faire aujourd’hui en tant que réalisateur de films. Mes coéquipiers sont des acteurs non professionnels et ma mission est de les aider à exprimer ce qu’ils se cachent parfois depuis longtemps», explique Fred Baillif.
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