Les entreprises sociales en mutation | Magazine ARTISET | 3-2023

ARTISET À la une Les entreprises sociales en mutation Mode inclusive: vêtements et accessoires avec et pour les personnes handicapées Une tablette pour favoriser le développement du langage et la confiance en soi Un programme visant à soutenir l'amélioration de la qualité des soins Édition 03 I 2023 Le magazine des prestataires de services pour les personnes ayant besoin de soutien.

ARTISET 03 I 2023 3 Éditorial «Grâce aux développements sociopolitiques et à divers postulats, les mondes du travail des personnes avec et sans handicap se rapprochent.» Elisabeth Seifert, rédactrice en chef Chères lectrices, chers lecteurs, Lorsque vous pensez à des entreprises dans lesquelles travaillent également des personnes en situation de handicap, vous avez peut-être encore en tête – d’autant plus si vous n’êtes pas une ou un spécialiste de la question – un vocabulaire qui n’est plus vraiment d’actualité. Ainsi, des notions telles que marché du travail «protégé» ou «secondaire» sont fréquentes. Et au sein même de certaines entreprises, on parle encore d’«ateliers protégés». Une telle terminologie tend à diviser les mondes du travail des personnes avec et sans handicap. On assiste pourtant à un changement depuis quelques années. L’AI, par exemple, défend le principe de «la réadaptation prime la rente», l’aide sociale mise elle aussi sur la (ré)insertion sur le marché du travail. Quant à la CDPH, elle exige la participation et l’intégration des personnes handicapées de façon très radicale, allant jusqu’à la suppression des institutions sociales. Grâce aux développements sociopolitiques et à divers postulats, les mondes du travail se rapprochent. Cela se manifeste dans une nouvelle terminologie: on parle désormais de marché du travail «général» ou «ordinaire» et de marché du travail «complémentaire». Et les entreprises de ce marché complémentaire se considèrent comme des entreprises d’intégration, des entreprises sociales ou des entreprises sociales de participation et d’intégration professionnelles. Cette évolution s’accompagne immanquablement de nouveaux défis auxquels les entreprises sont confrontées, tant sur le marché complémentaire que sur le marché ordinaire du travail: les entreprises sociales sont appelées à s’ouvrir au marché et à aider les personnes en situation de handicap à s’adapter aux exigences qui leur sont imposées. Et les entreprises du marché du travail ordinaire ont le devoir de permettre aux personnes ayant des capacités et des compétences inhabituelles d’y participer. Le projet «Inclusion RéseauPostal», mis en place par la Poste Suisse en collaboration avec l’association de branche Insos, montre de façon remarquable et exemplaire comment ces défis sont relevés de part et d’autre (page 6). Je suis particulièrement impressionnée par le gain social retiré des premières expériences, notamment pour la Poste. En outre, on se rend clairement compte de l’importance que les entreprises sociales et leur personnel spécialisé continuent d’avoir – et doivent continuer d’avoir – dans l’accompagnement des personnes handicapées. Dans l’interview accordée au magazine, Beni Brennwald, fondateur de Grundlagenwerk, à Wangen bei Olten, évoque les perspectives des entreprises sociales (page 10). Il en appelle à leur volonté de réaliser un travail de «traduction» nécessaire vis-à-vis des entreprises du marché du travail ordinaire, mais aussi des autorités et des assurances sociales. Si vous dirigez vous-même une entreprise sociale ou si vous êtes une ou un professionnel de l’accompagnement des personnes en situation de handicap, vous découvrirez certainement des approches intéressantes et inspirantes dans nos quatre portraits d’entreprises d’intégration de Suisse romande et de Suisse alémanique (pages 14, 18, 22, 26). Leur point commun: une capacité à mettre en œuvre des démarches innovantes, même avec des conditions cadres pas toujours faciles.» Photo de couverture: De l’entraînement progressif à la place d’apprentissage sur le marché ordinaire du travail: Tobias Huggenberger (à gauche) et son accompagnant socioprofessionnel Ruedi Gubler. Photo: Learco/Tibor Nad

ARTISET 03 I 2023 5 Sommaire SONT CERTIFIÉES CRADLE TO CRADLE NOS ENCRES D’IMPRESSION Impressum. Rédaction: Elisabeth Seifert (esf), rédactrice en chef; Urs Tremp (ut); Claudia Weiss (cw); Anne-Marie Nicole (amn); France Santi (fsa); Jenny Nerlich (jne) • Correction: Stephan Dumartheray • Éditeur: ARTISET • 2ème année • Adresse: ARTISET, Zieglerstrasse53,3007Berne•Téléphone:0313853333,e-mail:info@artiset.ch,artiset.ch/ magazine • Annonces: Zürichsee Werbe AG, Fachmedien, Laubisrütistrasse 44, 8712 Stäfa, téléphone: 044 928 56 53, e-mail: markus.haas@fachmedien.ch • Graphisme et impression: AST&FISCHER AG, Seftigenstrasse 310, 3084 Wabern, téléphone: 031 963 1111 • Abonnements: ARTISET, téléphone: 031385 33 33, e-mail: info@artiset.ch • Abonnement annuel CHF 125.– • Parutions: 8× allemand (4600 ex.), 4× français (1400 ex.) par année • Certification des tirages par la REMP 2023 (pour la version en allemand): 3167 ex. (dont 2951 ex. vendus) • ISSN: 2813-1363 • réimpression, en tout ou partie, selon accord avec la rédaction et indication complète de la source. À la une 6 La Poste Suisse: des places de travail pour les personnes en situation de handicap 10 Perspectives pour les institutions sociales 14 Un hôtel qui emploie en majorité des personnes en situation de handicap 18 L’inclusion dans toute sa diversité 20 Structures de travail adaptées à chacune et chacun: cinq exemples 22 «Mehrwerk» à Uster: l’inclusion sous un même toit 26 Entrer sur le marché du travail ordinaire avec le soutien de Learco Les brèves 30 Alzheimer: nouvelle plateforme en ligne L’actu 32 Programme national pour le développement de la qualité des soins 36 Rapprochements entre prestataires de soins ambulatoires et stationnaires 40 Réfléchir à la mort – et à la vie 44 Une tablette pour encourager le langage 46 La mode pour tout le monde 50 Une nouvelle plateforme digitale pour faciliter la formation sur le terrain Espace politique 54 Andri Silberschmidt, conseiller national PLR 20 40 54 Blog Tu es canon Dans les coulisses de la mode inclusive ➞ www.tu-es-canon.ch

6 ARTISET 03 I 2023 Pouvoir participer sans pression Pauline, une jeune femme du canton de Fribourg (à droite), travaille au bureau de poste de Morat. D’ici 2024, la Poste prévoit de créer cinquante emplois à temps partiel à durée indéterminée. Photo: Poste Suisse

ARTISET 03 I 2023 7 La Poste est le premier groupe suisse à s’engager en faveur de la participation sur le marché ordinaire du travail des personnes ayant un besoin de soutien important. L’association de branche Insos et plusieurs entreprises sociales ont étroitement accompagné le projet. D’ici 2024, la Poste prévoit de créer cinquante emplois à temps partiel à durée indéterminée. Elisabeth Seifert Depuis la mi-juillet, la Poste offre partout en Suisse de nouvelles possibilités d’emploi aux personnes en situation de handicap. Avant sa mise en œuvre, Poste CH Réseau SA a testé ce projet dans treize de ses filiales et sur un site du Contact Center entre février 2022 et mai 2023. Ce projet pilote visait à vérifier les conditions nécessaires pour que les personnes en situation de handicap actives sur le marché du travail complémentaire puissent participer au marché du travail ordinaire. Insos et plusieurs entreprises sociales ont étroitement accompagné le projet. La Poste et Insos, avec ses entreprises d’intégration, ont élaboré ensemble une procédure standardisée qui servira de cadre général pour l’introduction dans les filiales de la Poste de la Suisse entière. L’élément clé est la collaboration entre une filiale et une entreprise sociale qui emploie des personnes en situation de handicap avec un contrat de travail en bonne et due forme. L’entreprise sociale recrute du personnel qui souhaite travailler pour le compte de la Poste. Il s’agit toujours de postes à temps partiel. La filiale de la Poste et l’entreprise d’intégration discutent des attentes mutuelles et définissent la teneur des tâches ainsi que le taux d’occupation précis. Les personnes en situation de handicap ont la possibilité de se familiariser avec leur environnement de travail et la Poste propose un accompagnement sur le terrain. L’entreprise sociale répond entièrement de la personne pendant la durée de son emploi à temps partiel à durée indéterminée. Elle la soutient, l’accompagne et se charge des aspects administratifs ainsi que de toutes les obligations relevant de l’employeur. En plus des treize postes à temps partiel nés du projet pilote, la Poste veut créer trente-cinq autres emplois pour des personnes en situation de handicap d’ici fin 2024. La démarche rencontre un grand intérêt. «Dès la phase pilote, nous avons reçu beaucoup de demandes d’entreprises d’intégration, que nous avons toutes mises sur une liste d’attente», affirme Florian Fertl, responsable du développement d’entreprise chez Poste CH Réseau SA et membre de la direction. Il ajoute que ces entreprises intéressées sont en train d’être contactées et que de nouvelles demandes arrivent. Un nouveau groupe cible «Inclusion RéseauPostal», tel est le nom du projet de Poste CH Réseau SA. Il est intégré dans une stratégie du groupe la Poste, qui attache une grande importance à la durabilité sociale. Les différents secteurs d’activité de la Poste assument leur responsabilité sociale de plusieurs manières, notamment par la réinsertion du personnel malade ou ayant subi un accident ou dans le cadre de mesures de réadaptation professionnelles de l’AI. Ces mesures visent le maintien ou l’intégration sur le marché ordinaire du travail. Avec «Inclusion RéseauPostal», la Poste s’intéresse à un groupe cible qu’elle avait encore peu pris en compte jusquelà: ainsi, les personnes qui ne trouvent pas de place sur le marché général de l’emploi en raison de leur handicap se voient offrir une opportunité. Pour mieux comprendre les besoins de ces personnes et développer la démarche à l’origine d’un tel projet, la Poste a cherché dès le début, selon Florian Fertl, à entrer en contact avec des entreprises À la une JOURNEE D’ÉTUDE: L’ENTREPRISE INCLUSIVE Le 21 novembre, une journée d’étude nationale se tiendra à Berne (Eventfabrik, Fabrikstrasse 12) sur le thème «L’entreprise inclusive. L’employeur de demain». Cette journée s’adresse à la fois aux employeurs du secteur privé et du secteur public, aux directions et organes stratégiques des entreprises d’intégration, aux personnes chargées de l’accompagnement socioprofessionnel et à toute personne intéressée. Le débat portera sur les questions suivantes: quel est notre engagement en faveur de la diversité et de l’inclusion? Où en sommes-nous aujourd’hui dans la mise en œuvre? Que faut-il pour qu’une entreprise puisse devenir inclusive de manière durable? Existe-t-il des exemples de bonnes pratiques? Le projet «Inclusion RéseauPostal» sera également évoqué. De plus, une auto-évaluation sera proposées aux employeurs, leur permettant de déterminer où en est leur entreprise en matière d’inclusion et quelles mesures peuvent encore être prises le cas échéant. La Journée d’étude sera également l’occasion d’accueillir la cérémonie de remise des prix du Socialstore Award 2023. Inscription: agenda.artiset.ch (jusqu’au 11 novembre)

8 ARTISET 03 I 2023 L’emploi fixe n’est pas forcément le but «L’approche de la Poste dans ce projet n’est pas purement axée sur l’efficacité, ce que je trouve intéressant», souligne Adrian Kurzen. En tant que responsable des prestations de l’entreprise Band-Genossenschaft, il a posé les premiers jalons d’Inclusion RéseauPostal avec des membres du personnel de la Poste. Adrian Kurzen explique que le projet cible des personnes qui sont intéressées à participer au marché régulier du travail et qui en ont les capacités, mais sans qu’il soit forcément question d’intégration professionnelle. Il constate que le système actuel connaît avant tout deux options: soit les personnes en situation de handicap travaillent dans une entreprise sociale, soit on met en place des mesures de réinsertion limitées dans le temps afin de tester leur potentiel pour le marché ordinaire du travail. Selon Adrian Kurzen, quitter l’entreprise sociale est peu probable pour bon nombre de personnes en situation de handicap en raison de leurs difficultés à obtenir le résultat attendu de façon régulière et sur la durée. «Les emplois à temps partiel auprès de la Poste, où les personnes continuent de bénéficier du soutien spécialisé de leur institution, permettent une participation sans aucune pression.» À la une sociales. Il explique qu’un premier petit projet pilote entre l’entreprise d’intégration bernoise Band-Genossenschaft et deux filiales de la Poste de la région de Berne a permis d’acquérir des premières expériences importantes. Dans les deux filiales, deux personnes en situation de handicap se partageaient à chaque fois un poste à mi-temps. «Nous nous sommes très vite rendu compte de l’importance de l’attitude positive de l’équipe et de sa direction», affirme Florian Fertl. Une attention particulière a donc été accordée à la sensibilisation de l’équipe pour la suite du projet. De plus, il a été décidé que l’entreprise d’intégration mettrait à disposition de la Poste les capacités de travail de la personne concernée dans le cadre d’un emploi à temps partiel à durée indéterminée. Il ne s’agit donc pas d’un recrutement par la Poste. Florian Fertl évoque deux raisons à cela: «Il nous manque le savoir-faire pour garantir un accompagnement professionnel des personnes en situation de handicap. De plus, comme c’est la première fois que nous nous engageons dans ce domaine avec une telle ampleur, il nous faut une solution de repli». Mais il n’exclut pas l’éventualité d’examiner un emploi fixe dans les cas présentant un potentiel.

ARTISET 03 I 2023 9 Le fait que les emplois à temps partiel ont une durée indéterminée y contribue de façon substantielle. «Cela évite que l’emploi à la Poste devienne une sorte de stage, où l’on peut rester trois mois avant de céder la place à quelqu’un d’autre.» Les personnes concernées doivent pouvoir rester même si, sur la durée, elles ne font pas de progrès vers l’employabilité. Mise en œuvre dans toute la Suisse Le projet de la Poste est surtout exceptionnel en ce sens qu’il ne concerne pas une collaboration entre une institution et un employeur au niveau local ou régional, mais qu’il a une envergure nationale. «La Poste est le premier groupe suisse à s’engager pour la participation des personnes ayant besoin de soutien sur le marché ordinaire du travail», explique Annina Studer, responsable du monde du travail chez Insos. Elle exprime ainsi l’importance qu’a le projet pour les entreprises sociales et les personnes qu’elles accompagnent tout en expliquant que la tâche des entreprises sociales est de permettre aux personnes vivant avec des handicaps assez importants, qui ne pourront probablement jamais exercer une activité lucrative classique, d’effectuer un travail utile. «En collaboration avec la Poste, ces entreprises peuvent maintenant offrir à ces personnes la possibilité de prendre part au marché régulier du travail.» Prenant conscience de l’importance du projet, les responsables de Poste CH Réseau SA ont institué une direction de projet en vue de sa mise en œuvre au niveau national. De plus, comme le précise Florian Fertl, un organe de consultation a été mis à disposition de la direction de projet pour la conseiller au départ. Annina Studer, de l’association de branche Insos, faisait partie de cet organe avec des représentant·es de plusieurs entreprises sociales et, entre autres, des représentant·es des autorités cantonales et de l’assurance-­ invalidité. «En tant qu’association de branche, nous y avons fait entendre la voix des entreprises d’intégration de la Suisse entière», explique Annina Studer. L’une des difficultés a par exemple été de tenir compte des différents modèles de collaboration entre les institutions et l’économie ainsi que des diverses législations cantonales, puis de trouver un dénominateur commun. Annina Studer ajoute que sur des questions spécifiques, dont le financement, Insos a été en mesure d’activer de façon ciblée son propre réseau, au sein de la branche et à l’extérieur. «Nous avons aussi délibérément recueilli les voix critiques.» Elle fait également remarquer que la Poste verse aux entreprises sociales un montant fixe par heure de travail effectuée dans ses filiales par les personnes en situation de handicap, ce qui est inédit. «De cette manière, la Poste indemnise la perte de production que la personne fournirait dans l’entreprise sociale.» Au fur et à mesure de l’avancement du projet, les débats sur des sujets controversés n’ont pas manqué. Selon Florian Fertl, ils ont été particulièrement vifs sur les questions de la «Des coopérations telles que celle avec la Poste sont aussi possibles avec d’autres entreprises.» Annina Studer, responsable du monde du travail chez Insos rémunération et de la charge de travail supplémentaire en raison des tâches d’accompagnement du personnel présent. Pour calmer de telles appréhensions, Florian Fertl précise que dans un premier temps, le nombre de personnes a été limité à cinquante jusqu’à la fin 2024. Important bénéfice social «Inclusion RéseauPostal» n’est pas gratuit. Il engendre pour la Poste un coût à ne pas sous-estimer, d’une part en raison de la rémunération des heures de travail effectuées, d’autre part du fait de l’introduction et de l’accompagnement des personnes en situation de handicap sur leur lieu de travail. Selon Florian Fertl, la Poste est prête à s’en accommoder: «La Direction du groupe a confirmé son engagement.» Puis il souligne que les charges seront largement compensées par le bénéfice social, comme le montrent déjà les expériences de la phase pilote. «La collaboration avec des personnes en situation de handicap favorise l’esprit d’équipe», observe-t-il. Avoir de l’égard pour ses collègues entraîne une amélioration de la considération mutuelle, ce qui a un impact positif sur la collaboration. Le projet est également profitable pour les personnes vivant avec un handicap. Selon le bilan dressé par Adrian Kurzen, la quasi-totalité des collaborateur·trices de la Band-Genossenschaft ayant pris part aux projets pilotes ont aimé leur travail. «Porter le gilet de la Poste est source de fierté.» Dans le même temps, l’engagement a toutefois aussi été un défi. «Certaines personnes ont eu besoin de phases de récupération au sein de l’institution et d’autres sont arrivées à la conclusion que les emplois étaient trop exigeants pour elles», confie Adrian Kurzen. Annina Studer mise sur le rayonnement dans toute la Suisse du projet «Inclusion RéseauPostal», qu’elle qualifie comme étant «la poursuite systématique d’une stratégie d’inclusion au sein de l’entreprise qui permet de combler une nouvelle lacune en la matière». Et d’ajouter: «Des coopérations telles que celle avec la Poste sont aussi possibles avec d’autres entreprises.» Selon Annina Studer, les entreprises sociales et l’économie pourraient par ce biais se développer dans le sens de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées.

10 ARTISET 03 I 2023 À la une Par leur travail de «traduction» et la recherche de solutions individuelles dans l’intérêt des personnes ayant besoin de soutien, les entreprises sociales peuvent avoir un impact considérable sur le marché ordinaire du travail. C’est l’avis de Beni Brennwald*, le fondateur de la société Grundlagenwerk, à Wangen bei Olten. Il a décidé de se consacrer au développement de concepts d’entreprise applicables dans la pratique des institutions sociales. Propos recueillis par Elisabeth Seifert «Concilier les entreprises sociales et l’économie» Grundlagenwerk est une fabrique d’idées pour les entreprises sociales de demain. Les institutions sociales ont-elles donc aussi des perspectives d’avenir? Beni Brennwald – Je crois que oui, et justement en raison de leur passé. Le travail social existe depuis plus d’un siècle en Suisse. Cette longue histoire a permis de développer beaucoup de savoir-faire dans les domaines de l’éducation sociale, du travail social et de l’accompagnement socioprofessionnel. Des réseaux régionaux et nationaux ont été développés, et une expérience considérable a été acquise. Si on ne tient pas compte des entreprises ou institutions sociales à l’avenir, c’est un savoir-faire qui manquera. Pourtant, les entreprises sociales traditionnelles ne subissent-elles pas une pression croissante? Dans un marché en perpétuel mouvement, ce qui ne change pas a généralement peu d’avenir, peu importe la nature de l’entreprise. Et je crains que les institutions sociales ne disposent pas toujours de la capacité à s’adapter aux nouvelles exigences. Le fait de s’accrocher à certaines structures développées dans le passé s’explique néanmoins par la mission que les institutions sociales ont remplie durant des décennies. De quelle mission parlez-vous? Historiquement, pour simplifier les choses, le travail social avait pour mission de permettre aux personnes défavorisées d’avoir accès à la société et d’y participer. Autrefois, cela se faisait davantage au travers d’institutions englobant habitat et travail, car elles accompagnent des personnes qui connaissent des situations de vie extrêmement complexes, avec des destins personnels compliqués. La responsabilité qui en découle est immense. Il est donc compréhensible qu’elles misent sur des solutions éprouvées, qui ont mûri au fil du temps et qui sont donc solides. Dans quelle mesure les exigences ont-elles changé? Ces dernières années, il y a eu des changements au niveau de la société et de la législation. Par exemple, l’AI s’est un peu éloignée de la logique de la rente et a redoublé d’efforts pour réinsérer les personnes concernées sur le marché du travail. L’aide sociale mise davantage aussi sur l’intégration. De plus, au lieu des solutions généralisées, on cherche des possibilités individuelles adaptées aux besoins spécifiques des personnes afin de favoriser la responsabilité individuelle et la participation. Il faut donc des offres de plus en plus souples et adaptées.

ARTISET 03 I 2023 11 De telles solutions souples et individuelles sont-elles un défi pour les institutions? Oui. Et cette évolution ne se fait pas sans conflits ni oppositions dans les institutions et entreprises sociales, qui doivent faire face à un triple antagonisme. Elles doivent remplir un mandat légal de la société, un mandat des personnes concernées et un autre mandat lié à leur profession. Je comprends les institutions ayant des difficultés à se positionner face à cet antagonisme. Mais je comprends aussi les exigences du marché et des assurances sociales ainsi que les souhaits des personnes concernées. La CDPH réclame très clairement la désinstitutionalisation, la participation et l’intégration sur le marché général du travail. Qu’en pensez-vous? Il est important d’avoir une orientation, de formuler un idéal ou un objectif, également comme pour pouvoir engager le dialogue. Mettre en œuvre les postulats de la CDPH demande du temps et des échanges entre les parties prenantes pour nuancer les choses. Le marché du travail actuel fait partie de l’équation. Mais tel qu’il fonctionne aujourd’hui, je ne pense pas qu’il permettra une mise en œuvre de la CDPH. Néanmoins, je pense qu’il est possible d’élargir ensemble le marché du travail de façon à se rapprocher de plus en plus des exigences. Que voulez-vous dire par «élargissement du marché du travail»? Nous devons tout d’abord définir clairement de quoi il est question. Les spécialistes de l’intégration professionnelle peuvent aider les personnes concernées à se rapprocher des exigences du marché. Dans le même temps, le marché existant peut adapter davantage les postes de travail aux prérequis des personnes. Je pense néanmoins que nous avons besoin de nouvelles formes de prestations, de nouveaux secteurs et de nouveaux concepts d'entreprise, émanant d’une société inclusive et développés activement par chacune et chacun. Les entreprises du marché ordinaire du travail sont-elles prêtes à soutenir de telles idées? Le reproche selon lequel le marché ordinaire du travail ne veut pas apporter sa contribution n’est pas justifié. Le marché du travail est avant tout insuffisamment informé. Dans le fond, il n’y a besoin ni de dispositions légales, par exemple sur les quotas, ni d’autres mesures réglementaires. Ce qui est nécessaire, ce sont plutôt les prestations éducatives que les institutions sociales peuvent fournir. Qu’entendez-vous par «prestations éducatives des institutions»? La Poste Suisse est un exemple de l’intérêt porté par le marché ordinaire du travail. Des possibilités de participation et d’intégration professionnelle sont en train d’y être développées. Pour ce faire, il faut que les prestations de soutien puissent être traduites dans la réalité des entreprises. Il s’agit donc de mettre en concordance les besoins des personnes concernées avec la réalité des employeuses et employeurs. Comment les entreprises sociales réussissent-elles un tel travail de «traduction»? C’est un processus très individuel, qui doit tenir compte des possibilités spécifiques des différentes entreprises. Et de leur côté, les entreprises sociales doivent examiner les compétences dont elles disposent, et voir comment et avec quels partenaires effectuer ce travail de traduction. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette «traduction»? Le marché croissant du job coaching fournit notamment de telles prestations. Dans le canton d’Argovie par exemple, plusieurs entreprises sociales ont donné ensemble naissance à Learco pour soutenir dans la même mesure les personnes concernées et les employeurs. On trouve aussi des institutions sociales qui achètent un bâtiment pour en louer une partie à des entreprises du marché ordinaire du travail. C’est le cas de Mehrwerk Uster. L’entreprise sociale travaille ainsi au milieu d’autres entreprises. Il en résulte un changement des rôles et un accès facilité aux nouvelles possibilités d’inclusion. Mentionnons aussi ce que nous venons justement de démarrer avec Grundlagenwerk: en plein milieu de la logistique après-vente de Digitec Galaxus, à Dintikon, en Argovie, nous gérons depuis peu le projet «Restwert». GRUNDLAGENWERK Créée sous la forme de société anonyme d’utilité publique en 2018 à Wangen bei Olten, Grundlagenwerk AG a établi la franchise sociale dans le secteur. Sa réalisation de référence est le projet «Restwert», qui est aujourd’hui mis en œuvre dans toute la Suisse sur plus de vingt sites par les institutions sociales. Dédié aux personnes ayant un potentiel d’intégration dans le domaine commercial, «Restwert» s’occupe de toutes les tâches liées à la vente d’articles de seconde main sur la plate-forme commerciale en ligne. Toujours dans le domaine de la franchise sociale, «Fundpark», qui s’adresse aux personnes ayant des aptitudes en médiamatique, verra prochainement le jour. Grundlagenwerk fournit en outre des prestations de conseil et organise des conférences ainsi que des congrès sur le thème de l’innovation sociale.

12 ARTISET 03 I 2023 Est-ce que vous intégrez ainsi dans cette grande entreprise du marché ordinaire du travail un site du projet d’intégration professionnelle créé il y a quelques années? Exactement. Le projet «Restwert», qui s’occupe de tout le travail de vente d’articles de seconde main sur une plate-forme commerciale en ligne, est pour la première fois directement intégré dans une entreprise. De plus, notre chef d’atelier a travaillé précédemment chez Digitec Galaxus. Ainsi, nous devons concilier aussi bien que possible les compétences et les tâches pour réduire au maximum le seuil entre le marché du travail soi-disant secondaire et le marché ordinaire. En fonction des besoins et de leurs aptitudes, les personnes travaillent soit dans l’entreprise d’intégration, soit directement sur le marché ordinaire du travail. Pour ce faire, vous avez sûrement dû fournir des prestations de «traduction». Comme la plupart des entreprises, Digitec Galaxus a un savoir-faire limité dans le domaine de l’intégration professionnelle, mais elle a très envie d’apporter sa contribution à l’inclusion. En tant qu’entreprise sociale, nous disposons de ce savoir-faire, de l’expérience À la une nécessaire et de bonnes relations avec les employeurs, les professionnel·les de la santé et les assurances sociales de la région. Ces ressources se sont développées au fil des décennies, et nous devons nous y rattacher. Deux disciplines se rencontrent, avec chacune sa propre expérience, et il s’agit de se comprendre mutuellement. Le projet «Restwert» est particulièrement innovant parce qu’il peut être mis en œuvre rapidement et facilement sur de nombreux sites grâce à la franchise sociale. Comment est-il né? Le projet «Restwert» a été lancé en 2016, puis abandonné au fond d’un tiroir. À l’époque, j’étais encore membre de direction dans une institution sociale de la région d’Olten. En discutant avec des personnes travaillant dans le domaine social, il m’est apparu que les mêmes questions préoccupaient de nombreuses institutions. Nous avons toutes et tous besoin de concepts d’entreprise qui permettent un travail réaliste pour qualifier les personnes. De plus, ces concepts doivent être rentables, également dans le cadre du système des assurances sociales en pleine mutation. Et ils doivent être pertinents pour permettre un travail réellement utile. Et pourquoi avez-vous précisément choisi le concept de franchise sociale? Mon but n’était pas de créer une nouvelle start-up, mais de développer un concept que les autres peuvent également utiliser. Comme je l’ai déjà dit, nous avons toutes et tous les mêmes questions et les mêmes problématiques. Le projet «Restwert» était donc dès le départ conçu pour être facile à reproduire. Il est conçu pour un rayon d’action régional. Tous les processus sont décrits de façon générale pour que les institutions puissent ensuite les interpréter à leur façon. Nous avons testé le concept pendant plusieurs années et n’avons cessé de l’adapter jusqu’à ce qu’il fonctionne vraiment. Dans quelles circonstances a été fondée la société Grundlagenwerk? Il nous fallait une forme juridique pour coordonner la multiplication du concept sans engendrer de déséquilibre des forces. C’est pourquoi nous avons cédé le site du projet «Restwert» de Wangen à l’institution Zugpferd Sàrl, sur notre terrain, puis fondé la société Grundlagenwerk. Cette dernière n’intervient pas au niveau de l’intégration mais délivre les licences et se charge de l’actualisation permanente du concept. Depuis lors, des institutions de toute la Suisse ont mis sur pied avec succès plus d’une vingtaine d’entreprises de ce type. Comment expliquez-vous ce succès? Nous ne sommes probablement pas aussi bons que ça! Je crains plutôt que notre réussite soit révélatrice du grand vide dans le domaine des concepts d’entreprise adaptés aux exigences du marché. Mais le secteur s’améliore constamment. Néanmoins, j’estime que nous sommes un bon exemple de ce qui pourrait fonctionner si différentes disciplines se mettaient à dialoguer d’égal à égal: outre des représentant·es des assurances sociales et du marché du travail, une personne bénéficiant d’une mesure professionnelle a participé au développement du concept «Nous avons besoin de nouvelles formes de prestations et de nouveaux concepts d’entreprise, émanant d’une société inclusive et développés activement par chacune et chacun.» Beni Brennwald

ARTISET 03 I 2023 13 d’entreprise, et qui a repris ensuite la direction de l’entreprise. Le projet «Parexemple», dont Grundlagenwerk assume la coordination, a précisément opté pour une collaboration entre différentes parties prenantes… Il s’agit d’un groupe interdisciplinaire avec des représentant·es du secteur social et de l’économie privée. Ce groupe s’est donné pour mission de contribuer à l’intégration professionnelle. Nous réfléchissons ainsi à la manière de produire un effet maximal avec le moins d’efforts possible. Dans ce contexte, il nous est apparu que nous devions améliorer la visibilité des innovations et des exemples de bonnes pratiques. Comme l’indique le nom du projet, «Parexemple», le seul but est de montrer ce qui existe déjà. En effet, selon nous, le véritable problème réside dans le fait que souvent, les parties prenantes ne savent tout simplement pas ce qui existe déjà dans ce domaine. Ici encore, il s’agit de prestations éducatives. Nous étudions actuellement sous quelle forme celles-ci pourraient être fournies. Qui fait partie de ce groupe interdisciplinaire? Notamment des représentant·es de la Poste et de Digitec Galaxus, ainsi que des personnes issues des institutions sociales, des hautes écoles spécialisées et des assurances sociales. Pour faire évoluer les choses, il faut une représentation la plus équilibrée possible du marché ordinaire du travail et du secteur social. De plus, nous essayons d’inciter les représentant·es de la politique et de l’administration à nous rejoindre. Avez-vous l’impression que les conditions cadres du secteur social entravent l’innovation? Non. L’innovation ne repose pas sur des conditions cadres. L’économie, le secteur social, les pouvoirs publics et les assurances: nous vivons toutes et tous dans notre propre réalité. Il me paraît important que nous discutions et cherchions ensemble des solutions. Cela n’a aucun sens de chercher des coupables. Du côté du domaine social, nous devons fournir des prestations éducatives pour les pouvoirs publics et les assurances. Parfois, je souhaiterais clairement que nous puissions trouver plus rapidement des solutions de financement adaptées aux besoins individuels. Mais nous faisons l’expérience qu’il est tout à fait possible de faire plier l’État et sa logique dès lors que l’on réussit à trouver une position commune et un langage commun. * Beni Brennwald, né en 1985, est graphiste et éducateur social de formation. Il a également fait des études de gestion d’entreprise. Il a créé de nombreuses start-up, participé au développement de réseaux, et collabore au sein de divers organes du secteur social. Après avoir travaillé durant de nombreuses années à la mise sur pied d’une institution sociale, il a lancé en 2016 le projet «Restwert», puis créé Grundlagenwerk AG en 2018 et Zugpferd Sàrl en 2020. Beni Brennwald dans les locaux de Grundlagenwerk à Wangen bei Olten: «Le reproche selon lequel le marché ordinaire du travail ne veut pas apporter sa contribution n’est pas justifié.» Photo: esf

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ARTISET 03 I 2023 15 «Bienvenue dans un hôtel unique!» En Valais, l’équipe du Martigny Boutique Hôtel compte deux tiers de personnes avec une déficience intellectuelle, actives dans les domaines du service, de la cuisine et de l’intendance. À l’origine de cette initiative d’intégration, la Fondation valaisanne en faveur des personnes avec une déficience intellectuelle, particulièrement dynamique en matière d’accompagnement socioprofessionnel. Anne-Marie Nicole Le directeur d’Insos, Peter Saxenhofer, s'interrogeait dans ces mêmes colonnes, à propos de l’importance que nous, société et individus, accordons à l’intégration des personnes en situation de handicap: «Est-ce que nous acceptons de nous faire servir au restaurant par une personne en situation de handicap?» Au Martigny Boutique Hôtel, dont les deux tiers du personnel sont des personnes avec une déficience intellectuelle, la question ne se pose pas. Aux clientes et clients qui séjournent pour la première fois dans l’établissement valaisan, l’équipe de la réception lance un joyeux «bienvenue dans un hôtel unique en Suisse!», avant de leur expliquer la particularité du lieu. Quant au restaurant La Cordillère, il est fréquenté par une clientèle d’affaires, plutôt locale, qui vient par curiosité ou par solidarité, par commodité aussi. Il arrive que des personnes soient impatientes, exigeantes et parlent sèchement, fait remarquer Raphaël qui travaille dans le service depuis l’ouverture de l’hôtel, il y a huit ans. Il reconnaît cependant que les gens sont généralement agréables et bienveillants. Un avis que partage sa collègue Claire-Lise, engagée elle aussi au service du bar et du restaurant et qui a découvert ce métier il y a trois ans. «Cela me plaît bien d’être en contact avec les gens.» Et c’est tant mieux, car il y avait beaucoup de monde au petit-déjeuner ce matin, rapporte-t-elle. Depuis, le calme est revenu. Tandis que la jeune femme range le buffet du petit-déjeuner, sa collègue Mégane s’affaire déjà en cuisine pour préparer les plateaux de fromage pour le petit-­ déjeuner du lendemain, sous l’œil attentif de Pascal, un accompagnant socioprofessionnel. Mégane a suivi une formation en cuisine proposée par l’Organisation romande pour l’intégration de la formation professionnelle (Orif). Elle a bien essayé de travailler au service, mais, définitivement, elle préfère l’atmosphère de la cuisine et la préparation des buffets froids pour les entrées et les desserts. Une diversité de structures Projet pionnier d’intégration sociale, le Martigny Boutique Hôtel est une initiative de la Fondation valaisanne en faveur des personnes avec une déficience intellectuelle (Fovahm). Depuis un demi-siècle, cette fondation déploie ses activités dans le Valais romand où elle accueille, accompagne et forme plus de 400 personnes dès l’âge de 18 ans. Le secteur socioprofessionnel de la fondation se caractérise par la diversité de ses structures: un centre de formation pour jeunes adultes, 21 ateliers de production intra-muros, 14 ateliers intégrés dans des entreprises valaisannes (intégration collective), huit centres de jour et des mesures de soutien socioprofessionnel en entreprise (intégration individuelle). «Les personnes en situation de handicap ont des compétences», affirme À la une Mégane prépare les plateaux de fromage pour le petit-déjeuner du lendemain, sous l’œil attentif de Pascal, accompagnant socioprofessionnel. Photo: amn

16 ARTISET 03 I 2023 Daniel Zufferey, directeur de la fondation. «Mais toutes n’ont pas les compétences ni l’envie d’être intégrées en entreprise», poursuit-il. «Certaines personnes se sentiront mieux en atelier intra-muros, même si elles ont des compétences pour travailler en entreprise. L’essentiel est que la personne ait le choix et soit à la bonne place.» C’est cette même volonté d’élargir le choix des métiers proposés qui est à l’origine du projet du Martigny Boutique Hôtel. Pour en connaître l’histoire, il faut remonter au début des années 2000. «À l’époque, nous avons constaté que nous offrions peu d’emplois dans la restauration et l’hôtellerie, des domaines dans lesquels les personnes accompagnées avaient pourtant plein de compétences», se rappelle Daniel Zufferey. Il faudra attendre les années 2010 pour que le projet d’hôtellerie prenne forme. Et comme on n'est jamais si bien servi que par soi-même, la Fovahm décide de construire son propre hôtel. Ainsi, depuis l’automne 2015, l’hôtel se dresse dans un quartier commerçant de la ville de Martigny, à quelques minutes à pied de la gare. Chacune des 52 chambres porte le nom d’un ou d’une artiste peintre qui a fait l’objet d’une exposition à la Fondation Gianadda, partenaire du projet. Créer des emplois utiles et valorisants Au même titre que la Galerie Oblique ouverte en 2018, à Saint-Maurice, l’hôtel est une activité commerciale que la Fovahm exploite indépendamment de ses missions socio-éducative et socioprofessionnelle, et sans lien aucun avec le mandat de prestations qui la lie à l’État du Valais. Il est surtout un formidable outil pour créer des emplois utiles et valorisants. En plus de la vingtaine de professionnel·les de la restauration et de l’hôtellerie, trente personnes avec une déficience intellectuelle travaillent au sein des ateliers intégrés en entreprise dans les domaines de la cuisine, du service et de l’intendance, accompagnés par des maîtresses et maîtres socioprofessionnels. «Il est difficile de trouver un hôtel existant offrant autant de places de travail pour des personnes en situation de handicap», motive Daniel Zufferey. Pour la fondation, l’intérêt d’être propriétaire est aussi ailleurs, puisque le lieu permet de promouvoir et valoriser les produits fabriqués dans les différents ateliers intra-muros de la fondation, notamment les produits de menuiserie, de cosmétique et d’épicerie fine. Des produits que l’on retrouve dans les chambres, à la table du restaurant ainsi qu’à la boutique située en face de la réception de l’hôtel. «Différents, mais tous ensemble» La direction de l’établissement a été confiée à un professionnel de la branche, Mathias Munoz. Comme pour toute entreprise privée, le directeur est responsable de la bonne gestion des ressources, à la fois humaines et financières, et veille au développement des affaires et à la qualité des prestations. Les défis auxquels l’hôtellerie est généralement confrontée ne sont pas très différents ici qu’ailleurs, estime Mathias Munoz. Selon la devise du lieu «différents, mais tous ensemble», le directeur a les mêmes exigences de qualité envers les employées et employés professionnels qu’avec les travailleuses et travailleurs en situation de handicap, quand bien même elles et ils sont employés par la Fovahm et non pas salariés de l’hôtel. Simplement, la façon de communiquer et le rythme de travail sont différents. «Si un client est mal accueilli, s’il mange mal et que sa chambre est mal nettoyée, il ne viendra plus. Et s’il n’y a plus de clients, il n’y a plus de travail, et, par conséquent, il n’y a plus d’ateliers intégrés non plus!» Le Martigny Boutique Hôtel est un projet gagnant-­ gagnant: il valorise les compétences des personnes avec une déficience intellectuelle et, selon l’expérience de Mathias Munoz, il diminue le turn-over et l’absentéisme parmi les professionnel·les. «L’intégration en entreprise donne une autre couleur au travail quotidien. Par leur spontanéité, leur enthousiasme, leur engagement et leurs compétences, les personnes intégrées renforcent l’empathie, la responsabilisation et le sentiment d’appartenance au sein des équipes», constate le directeur hôtelier. Daniel Zufferey s’en réjouit. D’autant plus que d’autres projets d’ateliers intégrés en entreprise, avec des partenaires locaux, sont à venir. «Il y a vingt ans, nous avions deux personnes intégrées en entreprise alors qu’aujourd’hui nous avons une centaine de personnes qui ont un poste en intégration collective et une cinquantaine en intégration individuelle.» Et de conclure: «L’intégration doit revêtir de multiples formes. Et notre responsabilité en tant qu’institution est d’offrir une variété d’opportunités professionnelles.» TOUT TRAVAIL MÉRITE SALAIRE En début d’année, la rétribution de cinq francs par mois versée à un jeune homme en situation de handicap pour ses menus travaux effectués dans un atelier protégé avait fait les gros titres des journaux. Qu’en est-il au Martigny Boutique Hôtel? «Le salaire d’une personne en situation de handicap travaillant à la Fovahm doit être appréhendé dans une approche globale», explique Daniel Zufferey, directeur de la fondation. Ainsi, le salaire est composé d’une rente AI complète – ce qui est le cas de la quasi-totalité des personnes accompagnées à la Fovahm – et d’une rétribution versée par la Fovahm pour le travail accompli en atelier. Les ateliers de la Fovahm rapportent un chiffre d’affaires global de trois millions de francs, duquel est soustrait un million de francs pour le financement des matières premières. Restent deux millions de francs de marge brute, dont la moitié est répartie en rétribution. «Nous pensons qu’il est juste que le chiffre d’affaires des ateliers couvre les matières premières, les rétributions des personnes accompagnées et qu’une partie participe à l’entretien de l’outillage et des machines ainsi qu’au fonctionnement des ateliers», précise encore Daniel Zufferey. Les travailleuses et travailleurs des ateliers intégrés (cuisine, service et intendance) au Martigny Boutique Hôtel touchent 490 francs par mois, pour une moyenne de 27,5 heures par semaine (avec un accompagnement permanent), soit une rétribution horaire moyenne d’environ 4,10 francs. À la une

18 ARTISET 03 I 2023 À la une Dans le canton de Neuchâtel, la Fondation Les Perce-Neige accompagne un millier de personnes avec une déficience intellectuelle, dont plus de 440 adultes. Et parce qu’elle défend l’idée d’inclusion dans sa granularité, elle ne cesse de créer des structures différenciées pour répondre au plus près des aspirations et aptitudes des bénéficiaires. Anne-Marie Nicole Une inclusion toute en nuance Présente sur tout le territoire du canton de Neuchâtel, la Fondation Les PerceNeige a été constituée en 1967. Mais elle tire son origine d’un «groupement neuchâtelois de parents d’enfants mentalement déficients», formé en 1959, soit une année avant la création de l’assurance-invalidité. Ces parents, soucieux d’assurer à leurs enfants un accompagnement adapté, ont ouvert en 1964 déjà une première classe pour des élèves de 7 à 12 ans, un jardin d’enfants et un atelier de préapprentissage. La première structure de formation professionnelle initiale voit le jour en 1968 et, dès 1970, la centrale Migros du Littoral neuchâtelois accueille dans ses murs un atelier d’intégration socioprofessionnelle de la fondation. Aujourd’hui, la Fondation Les PerceNeige accompagne un millier d’enfants et d’adultes avec une déficience intellectuelle, un polyhandicap ou des troubles du spectre de l’autisme, dont 440 personnes suivies dans les secteurs adultes et seniors. Elle emploie près de 800 collaboratrices et collaborateurs et plus de cent personnes en formation. Les prestations socio-pédagogiques, socio-éducatives et socioprofessionnelles sont réparties dans l’ensemble du canton, sur 45 sites – foyers, ateliers, espaces de jour, centres pédagogiques, classes intégrées, services ambulatoires et maisons de vie spécialisées. C’est dire si la fondation occupe une place incontournable dans le monde du handicap neuchâtelois! Vers la structure la plus adéquate Si la fondation a effectivement pour ambition de permettre aux personnes en situation de handicap de prendre pleinement leur place dans la société, elle se défend de prôner l’inclusion à tout prix. «C’est un leurre de penser que l’inclusion est faite pour tout le

ARTISET 03 I 2023 19 monde, elle peut même conduire à des formes de maltraitance et créer des souffrances», affirme Kathrin Roth, directrice du domaine de compétences Formation, travail et logements de la Fondation des Perce-Neige. «Bien sûr, nous défendons l’inclusion, mais dans sa granularité», c’est-à-dire selon une analyse fine et individualisée des souhaits et des capacités de la personne accompagnée, pour l’orienter vers la structure la mieux adaptée, tout en favorisant la fluidité de son parcours et en assurant la perméabilité des structures. Et parce que l’inclusion par le travail ne se fait pas uniquement au sein d’entreprises d’intégration mais aussi en institution, la fondation n’a de cesse de développer son offre d’ateliers intégrés pour des activités et des prestations professionnelles différenciées selon les habiletés des bénéficiaires. Sur les 220 «ouvrières et ouvriers» qui travaillent dans des activités de jour, avec un contrat de travail et une rémunération, une vingtaine de personnes seulement sont en intégration socioprofessionnelle individualisée en entreprise et une quarantaine dans un atelier intégré dans un environnement du premier marché du travail. Les autres sont actives dans les différents ateliers «intra-muros» de la fondation. De l’avis de la fondation, une structure de travail, quelle qu’elle soit, doit avant tout permettre une identification professionnelle, donner un sentiment d’appartenance et être un lieu d’échanges sociaux. Une transition en douceur Pour mener à bien sa mission et veiller à ce que chaque bénéficiaire arrivé à l’âge adulte puisse s’investir dans une activité respectueuse de ses besoins et de son bien-être, la fondation s’est dotée de divers outils. L’un d’eux est une formation de deux ans minimum proposée aux bénéficiaires de la fondation au terme de leur scolarité spécialisée, pour favoriser une transition en douceur entre école et monde professionnel. La première année de formation est principalement consacrée au travail sur les habilités sociales, les compétences, la motricité fine, ainsi qu’aux enseignement théoriques. Le plus souvent, cette première année permet déjà de savoir si une personne peut intégrer une structure de travail ou si elle est appelée à rejoindre un espace de jour pour des activités occupationnelles. La deuxième année s’organise autour de quatre stages de trois mois dans les différents ateliers, selon l’envie et les compétences de la personne. «Au terme de ces stages, la personne sait généralement où elle veut aller. Elle sait aussi que ce n’est pas inscrit dans le marbre et qu’elle peut changer par la suite.» Un autre outil de référence pour l’accompagnement des bénéficiaires est le modèle canadien du «processus de production du handicap» (PPH). Ce modèle inverse le paradigme: ce n’est pas la personne qui est responsable de son handicap, mais c’est son environnement qui peut être un facilitateur ou, au contraire, un obstacle dans sa vie quotidienne. Là, les maîtresses et maîtres socioprofessionnels ont un rôle de premier plan à jouer: elles et ils ont pour mission de faciliter l’accessibilité du travail, de renforcer les compétences, de veiller au bon climat de travail et, plus généralement, au bien-être des bénéficiaires dans la vie de tous les jours. Une évaluation a lieu une fois par année, qui fait l’objet d’une discussion entre la personne concernée et son entourage de référence et qui sert à définir les projets de vie des bénéficiaires. De nouveaux ateliers à venir Chaque année, entre douze et dix-huit jeunes adultes intègrent la formation, puis les ateliers. «Comme les personnes restent plus longtemps que par le passé dans les ateliers, nous manquons de place», constate Kathrin Roth. Dès lors, «tous les deux ans, nous créons un ou deux nouveaux ateliers.» Les derniers en date sont Flexmedia et CréaDesign (lire en page 20 et 21). Sont en projet, un atelier de sérigraphie et un autre de packaging pour les besoins de toute la production issues des ateliers Perce-Neige, ainsi que de nouvelles surfaces à trouver pour des places de travail supplémentaires. «Nous aurons probablement atteint notre taille maximale en 2030», estime la responsable. En attendant, «les idées et les projets ne manquent pas et nous pouvons compter sur la casquette d’entrepreneur de nos maîtresses et maîtres socioprofessionnels!», assure-t-elle. «Chaque offre de travail doit avant tout permettre une identification professionnelle, donner un sentiment d’appartenance et être un lieu d’échanges sociaux.» Kathrin Roth, Fondation Les Perce-Neige

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